Life is Strange est un jeu vidéo narratif qui illustre à merveille le temps délicat et fondateur qu’est le processus adolescent, où de nombreux remaniements s’opèrent, tant sur le plan physiologique que sur le plan psychique. D’une part, l’avènement de la puberté s’accompagne d’une flambée pulsionnelle et confronte l’adolescent à la reviviscence du conflit œdipien, et d’autre part, il doit élaborer la question de la séparation et de la perte qui remet en jeu la position dépressive et fragilisent ses assises narcissiques. Tous ces bouleversements s’imposent au jeune sujet et implique qu’il doit tolérer la passivité pour accueillir ces changements, et ce notamment par les modifications corporelles qui échappent à sa volonté et à son contrôle.
En nous immergeant dans la vie quotidienne de Maxine Caulfield (nommé aussi Max), une adolescente de dix-huit ans capable de remonter le temps sur de courtes durées, Life is Strange nous offre une expérience ludo-narrative singulière que je vous propose de découvrir.
La thématique de la séparation et de la perte dans Life is Strange
Nostalgique de son passé, Max décide de retourner dans sa ville natale pour y étudier la photographie. À son retour, Max appréhende de retrouver son amie Chloé qu’elle a perdue de vue suite à son déménagement, il y a cinq ans de cela. Depuis, Max n’a ni donné, ni pris de nouvelles de Chloé, quand bien même celle-ci avait récemment perdu son père, victime d’un accident de voiture qui eut lieu peu de temps avant le départ de l’adolescente. Rongée par les remords et la culpabilité d’avoir laissée derrière elle son amie, Max fuit l’inévitable retrouvaille. Au bout de quelques semaines, les deux adolescentes finiront par se retrouver lors d’une situation houleuse où Chloé se dispute violemment avec un étudiant qui brandit une arme contre elle. Ignorant encore qu’il s’agit de Chloé, Max reste cachée, et assiste passivement à la scène qui se déroule sous ses yeux. Malheureusement, la dispute tourne mal et Chloé se fait tirer dessus. Max jaillit alors de sa cachette, et dans un geste désespéré se retrouve propulsée quelques minutes avant ce tragique évènement. Max découvre qu’elle est capable de remonter le temps.
On peut distinguer trois capacités à son pouvoir : rembobiner et arrêter le temps sur une courte période, et se téléporter en se concentrant sur une photo pour rejoindre le moment où le cliché a été pris. Nous pouvons supposer que le pouvoir de Max naît de son incapacité à faire table rase du passé mais aussi de son désir de réparation envers Chloé. Max montre ainsi qu’elle ne peut se résoudre à l’idée de perdre son amie pour de bon, sans avoir eu l’occasion de la retrouver et de réparer ses torts. Mais contrairement à ce que Max imagine, il ne s’agit pas d’user de ce pouvoir pour construire un futur idéal, pour fuir les aléas de la vie quotidienne ou encore venir en aide à son entourage. L’intérêt de ce pouvoir réside dans ce qu’il offre, c’est-à-dire du temps pour pouvoir retrouver Chloé et apprendre à s’en séparer sans s’effondrer, afin d’être en mesure d’accepter de la perdre.

Tout au long de la vie, chaque séparation, même temporaire, peut être colorée d’un caractère douloureux lié à une menace de perte. Ainsi, la séparation et la perte sont parfois intimement liées, voire confondues. L’élaboration de la séparation est essentielle pour le sujet afin qu’il ne se sente ni démuni ni en détresse lorsque l’objet d’amour est absent. Dans le cas contraire, l’échec de l’élaboration de la séparation avec l’objet peut s’observer par des craintes ou des inquiétudes excessives en amont de la séparation, des symptômes somatiques, et une dépendance vis-à-vis de celui dont l’absence est vécue comme une perte. Au début du jeu, Max n’est pas encore en mesure d’accepter la mort de son amie Chloé. Elle n’a qu’une idée en tête, ne plus commettre les mêmes erreurs et décide alors d’agir pour changer le cours de l’histoire. Ainsi, elle revient sur les lieux du futur meurtre et évite l’assassinat de son amie.
Au fil du temps et des péripéties, Max apprend à maîtriser son pouvoir et tente de l’utiliser à bon escient. Mais une vision apocalyptique où une tornade menace de détruire sa ville met en garde Max quant aux conséquences d’un tel pouvoir. L’image de la tornade peut aussi représenter le monde de l’enfance qui est effracté par le pubertaire, la flambée pulsionnelle et la reprise de conflits antérieurs, qui propulse, dès lors, l’adolescent dans un univers chaotique.
Choisir, c’est savoir renoncer
Le gameplay de Life is Strange repose sur l’actualisation d’une série de choix effectuée par le joueur lors des embranchements de potentialités narratives. Cette formidable liberté procure à celui-ci l’impression qu’il est l’auteur de sa propre histoire, même s’il ne crée pas un contenu scénaristique original mais déploie une histoire programmée, dont certains pans resteront inexplorés. Jusque dans une certaine mesure, le pouvoir de Max nous permet de revenir sur nos choix afin d’expérimenter diverses situations, de changer le cours des événements ou d’une discussion, ou tout simplement d’explorer les différentes branches de l’arbre des possibles. Le joueur sera confronté à de nombreuses situations dans lesquelles il pourra user de son pouvoir pour parvenir à ses fins ou réparer ses erreurs. Mais tout comme Max, il se trouve parfois face à des choix difficiles et dont l’issue aura des conséquences sur la suite du jeu. Certains choix sont même susceptibles de générer des remords après-coup, mais une telle expérience nous permet de saisir qu’il faut assumer ses actes pour continuer à avancer.
Jusqu’ici, Max était en position d’observatrice passive. Elle préférait rester à distance et prendre des photos de ce qu’il se passe autour d’elle plutôt que d’y prendre part. C’est sa timidité et sa difficulté à aller vers les autres qui inhibe Max et qui la maintient dans cette position de spectatrice. Désormais armée de son incroyable pouvoir, Max n’hésite plus à agir, ce qui la mène bien souvent à se trouver dans des situations délicates. Par exemple, le joueur devra choisir entre mentir ou dire la vérité, entre venir en aide à une camarade ou la laisser seule, ou encore entre fouiller une pièce pour obtenir des renseignements ou respecter l’intimité d’autrui. Saisi de questionnements, le joueur se retrouve face à lui-même et finit par se demander « qu’est-ce que je ferais si c’était moi qui était placé dans cette situation ? ». N’est-ce pas là une façon formidable de se découvrir mais aussi de pouvoir expérimenter, en toute sécurité, quelles seront les conséquences de nos actes ?

Dans tous les cas, les choix du joueur ne changent pas fondamentalement la ligne scénaristique du jeu, puisque l’aboutissement de celui-ci restera le même pour tous. Mais même si l’impact de ses choix reste assez mineur sur la narration du jeu, ils n’en restent pas moins déterminants, tant sur les évènements que sur l’expérience du joueur. Le dernier choix est d’ailleurs le plus marquant de tous, puisqu’à la fin du jeu vidéo, Max réalise que la toute-puissance qu’offre son pouvoir est à l’origine d’une tornade cataclysmique qui menace de détruire sa ville. La seule façon d’échapper à ce destin funeste est de revenir là où tout a commencé afin que le cours du temps suive à nouveau sa propre trajectoire. En d’autres mots, Max doit revenir à l’origine de son pouvoir et ne pas déjouer le meurtre de Chloé qui modifia irrémédiablement le cours du temps. Le joueur fera alors face à un ultime choix qui implique qu’il devra composer (ou non) avec la castration, le renoncement à la toute-puissance et la perte d’un objet d’amour. Life is Strange nous fait alors comprendre qu’il n’y a pas de scénario idéal, car la vie est ainsi faite.