Alors qu’il luttait contre l’aliénation et la dépression, Hideaki Anno écrit et réalise dans les années 90 Neon Genesis Evangelion, une série d’animation au succès fulgurant qui se clôture cette année à l’occasion de la sortie du dernier opus de la licence. Avant de vous proposer une analyse de cette œuvre culte qui accorde une attention toute particulière au développement de la psychologie de ses personnages, voici le synopsis.
En 2000, un gigantesque cataclysme surnommé le Second Impact dévaste une grande partie de la Terre et entraîne la mort de deux milliards de personnes. Bien que le monde soit défiguré par cet évènement tragique, les hommes se sont relevés et ont mis au point de nouvelles technologies. L’histoire débute quinze ans plus tard, à Tokyo-3, avec l’introduction de Shinji Ikari, un jeune adolescent de quatorze ans invité à rejoindre les quartiers de la NERV, une organisation paramilitaire commandé par son père, Gendo Ikari. Shinji est loin de se douter que son père l’a appelé pour qu’il devienne pilote d’Evangelion (ou EVA), unités biomécaniques chargées de défendre le reste de l’humanité contre l’attaque de monstres aliens nommés les Anges. Au même moment, un conflit éclate en plein centre de la ville et Shinji se voit contraint à endosser le rôle de pilote car seul des adolescents triés sur le volet peuvent contrôler une EVA.
Les trois protagonistes principaux de Neon Genesis Evangelion sont des adolescents tourmentés qui présentent des symptômes dépressifs et qui sont marqués par de profonds traumatismes. Ils doivent également affronter les problématiques propres au processus adolescent tels que le réaménagement psychique, la flambée pulsionnelle, la reviviscence du conflit œdipien, ou encore l’élaboration de la problématique de la séparation et de la perte.
Du point de vue de la clinique, la dépression de l’adolescent peut être caractérisée par :
- Une humeur dépressive ou de l’irritabilité
- Une profonde tristesse, une douleur morale, de l’anxiété et/ou de l’angoisse
- Des idées noires voire suicidaires
- Un sentiment de culpabilité
- La dévalorisation de soi
- Une diminution de l’intérêt ou du plaisir à l’égard des activités auparavant jugées agréables
- Un ralentissement psychomoteur ou de l’agitation
- Des troubles du sommeil
- Des troubles de l’appétit
- Des troubles de la concentration
Si l’on regarde de plus près, chaque personnage de cet anime présente un certain nombre de signes cliniques observables dans la dépression.
Analyse de Shinji Ikari

Chez Shinji, on retrouve au premier plan une humeur dépressive, des éprouvés de honte et de culpabilité, une mésestime de soi et de la dépréciation. Mais comment expliquer la présence de tels éléments chez ce personnage ?
À l’âge de quatre ans, Shinji est témoin de la perte de sa mère qui disparaît sous ses yeux lors d’une expérience de contact avec l’EVA-01 qui incorpore le corps et l’âme de Yui (sa mère), de telle sorte qu’une part d’elle continue à vivre sous une forme hybridée et synthétique. L’amnésie infantile se chargera de refouler cet évènement douloureux, mais la trace de son souvenir restera sous la forme de cicatrices psychiques qui n’auront pas l’occasion d’être pansées (et penser) car, à ce trauma, s’ajoute une seconde perte, celle de son père qui décide d’abandonner son fils pour se consacrer entièrement à son travail. Bien que Gendo confie Shinji au soin d’un tuteur, on peut aisément imaginer que ce dernier à faillit en tant que figure parentale substitutive car il n’est jamais mentionné ou montré à l’écran.
Marqué par ces violentes pertes, Shinji est un adolescent esseulé, renfermé sur lui-même et qui craint toute forme d’attachement avec les autres, de peur d’être à nouveau blessé ou abandonné. À de nombreuses reprises, on peut constater qu’il est tiraillé entre ses angoisses d’abandons et le désir de se lier avec quelqu’un qui l’aimerait en retour. Cette ambivalence dans la relation est source de conflit ; elle est à l’origine de sa difficulté à communiquer avec son entourage mais aussi de sa tendance à susciter du rejet, comme pour confirmer l’hypothèse qu’il ne vaut rien. Au fil des épisodes, on remarque que Shinji essaye de faire des efforts pour être en relation avec les autres, mais ses tentatives sont bien souvent mises à mal par la sévérité d’un Surmoi qui s’exprime par l’autodépréciation et la conviction de ne jamais être à la hauteur des attentes de son entourage. À cela s’ajoutent des sentiments d’impuissance et d’infériorité qui entraînent des stratégies défensives, telles que le repliement et la fuite, afin de préserver un narcissisme déjà meurtri. Fuir, est aussi une façon pour l’adolescent d’envoyer un signal d’alerte, un appel de détresse qui s’adresse à ses proches dans l’espoir que quelqu’un lui vienne en aide. Ce besoin avide d’amour et d’attention prend la forme d’une demande assez infantile dans le sens où Shinji semble attendre de l’autre qu’il puisse incarner une forme de substitut maternel capable de comprendre par identification ce dont il a besoin.
En se repliant sur lui-même, Shinji reste prisonnier de ruminations anxieuses qui alimentent ses affects dépressifs. Persuadé que personne ne l’apprécie pour qui il est, Shinji agit en fonction de cette croyance qui influence son attitude et ses comportements. Il donne alors l’image d’un garçon passif, lâche, peureux et indécis, ce qui a pour effet de susciter l’agacement et le rejet de ses pairs. Pourtant, quand il est aux commandes de l’EVA-01, Shinji se métamorphose et témoigne de qualités jusqu’alors insoupçonnées. Sa remarquable synchronisation avec son EVA lui permet d’exceller sur le champ de bataille et ses prouesses lui valent l’admiration et les compliments de son entourage. Il semblerait que ce potentiel ait besoin de se déployer dans l’espace contenant et sécurisant de la matrice maternelle ; un endroit qui permet également à Shinji de se réfugier et de fuir ses propres conflits internes. Ce n’est plus un corps frêle et fragile, à la croisée de l’enfance et de l’adolescence qui est investie, mais un corps maîtrisable, puissant et à l’abri des excitations libidinales venant de l’extérieur.
Il me semble que l’appareillement du corps de l’adolescent à la machine (l’EVA) suscite une forme de confusion. Pour que le pilote soit synchronisé avec son EVA, il baigne dans un liquide oxygéné au goût de sang nommé le LCL. Ce liquide fonctionne comme une interface qui permet l’échange d’informations électrochimiques entre deux systèmes nerveux connectés. Par conséquent, le pilote ressent tout ce qu’éprouve son EVA bien qu’il ne soit pas physiquement atteint. La représentation d’une extension de sa psyché et d’un corps hybridé entraîne alors une confusion entre ce qui appartient au corps de l’EVA et ce qui appartient au corps du pilote. Ce n’est que quand la machine échappe au contrôle de son pilote (par exemple, quand elle n’est plus alimentée en énergie ou qu’elle passe en mode Berserk) que l’illusion d’un même corps unifié prend fin.
Malgré de bons résultats sur le terrain, Shinji n’est pas convaincu par son rôle de pilote d’EVA et ses capacités de combattant ; il pilote car c’est qu’on attend de lui. Son inclination à se plier au désir de l’autre dans une vaine tentative de lui plaire (et aussi par peur d’être abandonné) est peut-être à l’origine de ce sentiment de subir les évènements plutôt que de s’en sentir maître. D’ailleurs, qui est porteur du désir, lui ou l’autre ? Si le désir vient de l’autre, alors cela justifie son inscription dans des conduites opératoires où l’adolescent obéit tout simplement aux ordres qu’on lui donne, sans se poser de questions. Mais le risque en adoptant une position « passive », c’est de se sentir dépossédé de son désir ; désir que Shinji tente de se réapproprier lors de fuites ou de moments d’opposition. Mais si ce désir lui appartient bien, cela l’engage en tant que sujet désirant et donc l’inscrit dans une logique de manque et de frustration. Pourtant rien n’oblige Shinji à remplir son rôle de défenseur de l’humanité (à part le poids de la culpabilité et la pression qu’exercent ceux qui travaillent à ses côtés), et à de nombreuses reprises ses supérieurs lui font comprendre que s’il souhaite abandonner, alors il est libre de partir. Cette réalité ne fait que renforcer son sentiment d’être inutile, pire encore, il entend qu’il est dispensable et interchangeable. Là où il cherche à être retenu, Shinji est à nouveau lâché par un adulte qui entend sa plainte comme le simple caprice d’un adolescent.
Analyse de Asuka Langley Soryu

Chez Asuka, la souffrance dépressive s’exprime par la décharge pulsionnelle, l’agitation et l’agressivité. Contrairement à Shinji et Rei, Asuka paraît bien plus animée car elle met en place des mécanismes de défense lui permettant de lutter contre des affects dépressifs qui trouvent leurs racines du côté d’un lourd passé, marqué par de nombreux traumatismes et par l’abandon parental.
À la suite d’une expérience de contact avec l’EVA-02, Kyoko, la mère d’Asuka, perd la raison et sombre peu à peu dans la folie, au point de tenter d’étrangler sa fille qu’elle ne reconnaît plus. La plupart du temps, Kyoko parle à une poupée, comme à un tout petit enfant, en pensant qu’il s’agit d’Asuka. Les médecins imaginent qu’il s’agit là de l’expression d’un sentiment de culpabilité puisque Kyoko était si dévouée à son travail de recherche qu’elle n’a jamais pris le temps de s’occuper de sa fille. Quant au père, il reste absent tout au long des épisodes. On ignore qui subvient aux besoins fondamentaux d’Asuka, mais l’hypothèse la plus probable est qu’elle a dû apprendre à s’occuper d’elle-même dès son plus jeune âge.
Quelque temps plus tard, Asuka est sélectionnée pour devenir pilote de l’EVA-02, opportunité remarquable pour cette enfant qui imagine qu’elle ne sera plus jamais seule grâce à son futur statut. Comblée de joie, elle court annoncer la nouvelle à sa mère. Au moment où elle rentre dans sa chambre, Asuka découvre Kyoko et la poupée qu’elle prenait pour sa fille, toutes deux pendues au bout d’une corde. C’est à partir de ce moment-là qu’elle décide qu’elle ne dépendra plus jamais de qui que ce soit et que seule sa réussite personnelle en tant que pilote aura de l’importance.
La petite fille fragile laisse place à une adolescente au narcissisme flamboyant et gonflé d’orgueil. Elle s’est durement entraîné pour devenir la meilleure pilote d’EVA et briller aux yeux du monde. Elle est fière, compétitive et sûre d’elle, mais son attitude provocante n’est qu’un artifice destiné à cacher son insécurité. Tout comme Shinji, Asuka souffre de la solitude et cherche l’attention de ses pairs, comme pour valider son existence. Là où Shinji crie « aime-moi », Asuka hurle « regarde-moi, si tu me vois alors j’existe ». On comprend alors que la revendication de sa totale indépendance n’est qu’un vernis qui vient cacher une profonde détresse, celle de n’avoir jamais été l’objet d’attention de ses parents.
Aux premiers temps de la vie, le visage de l’adulte est comme un miroir où l’enfant se reflète ; il y voit non seulement sa propre image mais aussi le regard de cet autre porté sur lui. Ce regard permet à l’enfant de se sentir enveloppé, aimé, reconnu et compris ; mais il peut aussi l’effacer, l’oppresser, le haïr et l’attaquer. Un regard d’amour est essentiel pour que l’enfant puisse se construire et se sentir investie, alors que l’indifférence peut créer un vide et du désespoir. Lorsqu’elle était enfant, Asuka cherchait coûte que coûte ce regard maternel, mais ne l’a jamais obtenu car ses parents ne voyaient que l’objet de leur propre désir. Asuka a alors intégré qu’elle n’avait pas assez de valeur aux yeux de ses parents. Cette absence de présence parentale est à l’origine de profondes carences et mutilations narcissiques chez ce personnage qui s’est construit sans pouvoir faire appel à une figure parentale étayante.
Mais depuis qu’elle a rejoint la NERV en tant que pilote de l’EVA-02, Asuka ne peut plus continuer à faire cavalier seul. Face à la menace des Anges, elle a besoin de l’aide des autres pilotes avec qui elle se sent en compétition. Plutôt que de voir la progression de ses camarades comme une source de motivation pour se dépasser, Asuka se sent menacé. L’autre n’est que peu perçue dans son altérité, il est davantage une surface de projection qui se fait le reflet des failles de l’adolescente. Shinji lui renvoie en miroir ce qu’elle refuse de reconnaître en elle-même, à savoir l’insécurité affective et les affects dépressifs contre lesquels elle lutte en permanence ; quant à Rei, elle lui renvoie l’image d’une poupée manipulé par un adulte qui ne prête guère attention à ses besoins, image qui fait écho à son passé de petite fille. Le seul recours qu’a Asuka pour apaiser cette tension insupportable est donc de passer par l’agressivité et la dépréciation de ses camarades.
Jusqu’ici, Asuka se protégeait par de solides défenses (telle que la projection, l’isolation de l’affect, la répression) qui lui assurait la possibilité de négocier avec l’inconciliable pour continuer à vivre normalement. De plus, pour lutter contre l’effondrement dépressif, Asuka s’est complètement déconnecté de son passé, bien qu’il continue d’une certaine façon à la hanter. Cette fragile protection assurait à l’adolescente une mise à distance des représentations et des affects traumatiques, qui sont vécus comme des corps étrangers, source de trouble et de peur, qui focalisent et fixent l’angoisse. Même s’ils sont enfouis, ces derniers ressurgissent avec force. C’est le retour du traumatique avec tout son potentiel effractant et désorganisateur qui brise les barrières défensives d’Asuka, entraînant dans son sillage une hémorragie narcissique qui la précipite dans une profonde dépression. Sa santé psychique et physique se dégrade à toute vitesse, à tel point qu’elle n’est plus en mesure de contrôler son EVA dont le taux de synchronisation chute progressivement. Puisqu’elle ne peut plus piloter et qu’elle estime avoir été surpassé par Shinji et Rei, Asuka ne s’alimente plus, se fait du mal et finit par tenter de se suicider.
Analyse de Rei Ayanami

Chez Rei, l’affect dépressif se manifeste par le retrait social, l’inhibition, le désinvestissement de soi associé à une perte de l’élan vital, et des prises de risque mettant en jeu sa vie. Ses besoins fondamentaux sont également bafoué, son cadre de vie négligée, et son corps maltraité.
Rei est le deuxième clone créé par Gendo, le père de Shinji, à partir des gènes de sa femme Yui. Ayant conscience de sa véritable nature, l’adolescente sait qu’elle est remplaçable et elle n’a qu’une seule fonction : répondre aux ordres de son créateur qui en dispose comme d’un instrument pour servir les projets de la NERV. Personne ne l’investie en tant que sujet ou n’accueille sa détresse. Rei n’a jamais eu l’occasion d’introjecter et d’intérioriser une fonction maternelle du côté du prendre soin. Ce corps synthétique lui semble vide, à tel point que l’on s’interroge quant à la circulation de ses besoins, désirs et pulsions.
Dans certains cas, se mettre à mal ou s’infliger de la souffrance peut être la seule façon de se sentir exister en convoquant des ressentis physiques. Les attaques du corps peuvent aussi s’interpréter comme une tentative pour se réapproprier un corps que Rei ne reconnaît pas comme le sien.
L’agir raconte aussi une histoire, il met en scène le trouble qui habite le sujet, trouble qu’il donne à penser à l’autre. C’est plus ou moins ce que fait Rei lorsqu’elle donne à voir ce corps abîmé et se jette dans des actions dangereuses qui mettent en péril sa vie. Là où Shinji interroge le « pourquoi suis-je en vie », Rei se demande « pourquoi suis-je encore en vie? ».
Rei semble aussi ignorer comment s’exprimer, ce qui se traduit par de l’émoussement affectif (appauvrissement voire absence de réaction affective). Pour autant, cela ne veut pas dire que Rei est incapable d’éprouver des émotions, disons plutôt que celles-ci demeurent énigmatiques. C’est grâce à Shinji et à ses nombreuses tentatives pour rentrer en communication avec Rei, qu’elle apprendra peu à peu à reconnaître ses émotions et à acquérir une position de sujet.
Pour conclure

À travers l’exploration des tourments de chacun de ses personnages, Neon Genesis Evangelion raconte l’histoire d’une tentative d’avancer qui ne cesse d’échouer et de se répéter. L’angoisse se dresse comme un obstacle qui empêche la rencontre et contrarie le désir d’être avec les autres. Or l’anime nous motnre bien que c’est l’amour de soi et les relations avec nos proches qui nous permettent de peu à peu sortir de la dépression.
Shinji finit par comprendre que sa réalité n’est qu’une perception modifiée de la réalité tangible qui ne constitue en rien une vérité absolue, d’autant plus qu’elle peut être perçue et vécue différemment en adoptant un autre point de vue. Cette prise de conscience pousse l’adolescent à la réflexion suivante : « Je me déteste, mais je peux apprendre à m’aimer. Peut-être que j’ai le droit d’être ici… C’est ça ! Je ne peux être que moi. Je suis moi. Je veux être moi. Je veux être ici et j’ai le droit d’être ici ! ».
N’est-ce pas la plus belle des conclusions ?