L’horreur donne de la matière et de la figurabilité à l’indicible et l’irreprésentable – que ce soit sous la forme de corps mutilés, de maisons hantées ou encore de créatures monstrueuses – elle vient nous chercher dans les profondeurs d’un inconscient habité par des angoisses archaïques, des sensations grouillantes, des fantômes psychiques et des peurs viscérales.
L’horreur met en scène l’étrange incertitude entre le même et le radicalement différent, ce que l’on fuit et nous inquiète, et qui pourtant, nous fascine et nous attire irrésistiblement ; comme une impression familière, mais abjecte, dérangeante et effrayante. Là où nous peinons à donner du sens à une réalité qui nous échappe, la fiction d’horreur esthétise les métamorphoses du corps ou le surgissement d’un événement au potentiel traumatique, et nous invite à se familiariser avec le désordre émotionnel qu’elle suscite en nous.
Dans son livre Pouvoir de l’horreur, Kristeva décrit avec justesse comment l’horreur se mêle au sentiment d’abjection et suscite : « une de ces violentes et obscures révoltes de l’être contre ce qui le menace et qui lui parait venir d’un dehors ou d’un dedans exorbitant, jeté à côté du possible, du tolérable, du pensable. C’est là, tout près mais inassimilable. Ça sollicite, inquiète, fascine le désir qui pourtant ne se laisse pas séduire. Apeuré, il se détourne. Écœuré, il rejette. Un absolu le protège de l’opprobre, il en est fier, il y tient. Mais en même temps, quand même, cet élan, ce spasme, ce saut, est attiré vers un ailleurs aussi tentant que condamné. Inlassablement, comme un boomerang indomptable, un pôle d’appel et de répulsion met celui qui en est habité littéralement hors de lui.1 »
Si nous nous laissons autant submerger par des simulacres 2 c’est très certainement parce que nous avons conscience qu’il s’agit de leurre avec lesquels nous pouvons nous abandonner aux délicieux frissons de la peur, sans crainte. Bien en sécurité dans un univers fictif, nous pouvons explorer et jouir d’un plaisir esthétique monstrueux, régie par des codes et des stratégies qui suscitent et ménagent un désordre affectif et sensoriel en nous3. Puisque c’est pour de faux, on peut bien s’amuser à jouer avec la peur, non sans malice, pour conjurer le mauvais sort et apprivoiser la sensation d’hébétude, de paralysie et d’angoisse.
La peur vidéoludique

Le jeu vidéo d’horreur est un sous-genre de jeu d’action-aventure et se décline en plusieurs catégories difficiles à distinguer tant l’horreur est plurielle. En général, on reconnaît quatre grandes catégories : l’horreur psychologique (ex. Phantasmagoria, Amnesia, Doki Doki Literature Club), l’horreur action (ex. Dead Space, Little Nightmare, F.E.A.R.), le survival horror (ex. Resident Evil, Silent Hill, Outlast) l’horreur narratif (ex. Last of Us, Hellblade, Until Dawn).
Pour éviter d’éparpiller mon propos, je vais donc prendre l’angle du survival horror.
Selon Perron4 nous n’employons peut-être pas la bonne étiquette générique lorsque nous parlons de jeux vidéo d’horreur car le terme horreur désigne une violente expérience émotionnelle, qui peut être traumatisante, pour celui qui est saisi d’effroi devant quelque chose d’affreux. C’est pourquoi Perron préfère parler de jeu d’épouvante car ce terme témoigne d’une peur intense et soudaine causée par une menace devenue tout à coup perceptible. L’épouvante reste dans le domaine de la peur, là où l’horreur va au-delà des limites du supportable. Dans un va-et-vient incessant entre maîtrise et perte de contrôle, les survival horror se situent dans cet entre-deux.
Arsenault identifie trois conditions pour qu’un jeu vidéo appartienne à la catégorie des survival horror 5 :
1) le personnage est dans un état de vulnérabilité et cherche à rétablir un statu quo, tout en assurant sa survie dans un environnement menaçant et hostile
2) le rapport de forces entre le personnage et les ennemis est déséquilibré au profit des adversaires
3) la confrontation directe est à éviter autant que possible
L’objectif étant de survivre, ne serait-ce que jusqu’à la prochaine sauvegarde, les survival horror provoquent d’intenses émotions en dents de scie. Pour Baychelier, « les affects qui en découlent sont éprouvés sur un mode dépassant celui du simple investissement spectatoriel. Le joueur est avant tout un acteur dont le statut est double : directement impliqué dans les événements narrés, placé auprès de ce qui est représenté par l’entremise de son avatar et, simultanément, acteur chargé d’actualiser le jeu et d’en appliquer les modalités.6» Puisque les actions du joueur sont synchronisées avec celles du personnage et créer l’illusion de partager un même corps, le joueur a peur d’être attrapé et de connaître un funeste sort, « comme si » c’était lui qui était en danger7. C’est parce qu’on se prête au jeu du « pour de vrai » que les survival horror nous font si peur, mais sont aussi source de plaisir. En surmontant notre peur nous pouvons agir et reprendre le contrôle sur la situation. La peur devient alors le moteur grâce auquel le joueur rentre dans l’action ; elle est orientée vers un objet et vers un but. Pour faire baisser la tension, nous pouvons nous équiper d’armes, d’outils, ou mettre en place diverses techniques de combat. Mais certains jeux vidéo tels que Outlast, ne vous offre pas un tel luxe. Pouvoir riposter, attaquer, se défendre, sont autant de stratégies qui nous permettent de dédramatiser et d’atténuer le sentiment de peur. Sauf que lorsqu’on est complètement vulnérable et impuissant, la tension reste toujours maximale. Notre seule chance de survie réside dans la discrétion et la rapidité à agir. Cette fois nous n’avons pas d’autres choix que de fuir rapidement jusqu’au prochain un refuge ou de se planquer n’importe où cela est possible. Les moments de répit n’en sont pas moins inquiétants car le calme et le silence deviennent le nid de l’angoisse. Notre imagination nous joue des tours et nous projette dans divers scénarios catastrophiques. On est bien tenté de jeter un coup d’œil pour se rassurer, mais voir c’est prendre le risque d’être vu à son tour. Et ça, les survival horror ont bien compris qu’il est très difficile de lutter contre l’irrépressible envie de regarder. Le regard deviendrait presque transgressif. Même s’il est dangereux de succomber à cette tentation, il est parfois préférable de voir l’ennemi plutôt que de l’imaginer virtuellement partout8. Au final, ce n’est pas forcément la confrontation directe avec l’ennemi qui effraie, c’est tout autant son idée, son anticipation et son arrivée imminente. Alors pour maintenir la tension à son paroxysme, les développeurs prennent un malin plaisir à augmenter d’un cran la sensation d’angoisse en jouant sur les menaces environnementales, que ce soit par l’entremise de pièges, de fausses alarmes ou de déclencheurs précis (ex. l’effet jump scare). Ils multiplient les champs aveugles, génèrent des éléments sonores inquiétants, exposent des détails plastiques écœurants. Ils limitent les déplacements à des zones sombres et étroites. Enfin, ils rationnent les ressources et réduisent le nombre de points de sauvegarde. Et le tour est joué !
Fascination et répulsion

La fiction et les jeux vidéo d’horreur foisonnent de représentations d’angoisses archaïques qui touchent et mettent à l’épreuve l’image du corps – qu’il soit mutilé, déformé, transformé, abîmé, amputé, possédé – l’horreur vient nous chercher dans ce qu’il y a de plus insoutenable. Elle nous renvoie à la question de la limite mais aussi de la finitude de notre corps ; à la vulnérabilité de la chair ; aux sensations bizarres d’un corps qui reste toujours étranger.
Du sentiment hybride de fascination/répulsion de la « jouissance scopique de la mort »9 naît une sorte de culpabilité vécue dans la réprobation morale. Contempler l’horreur de la maladie, de la douleur, du crime ou de la dégénérescence témoigne non seulement du dégoût que nous éprouvons pour ces choses que nous éloignons de notre conscience, mais aussi de notre aversion pour ce que nous jugeons inhumain et hors norme. L’art, sous toutes ses formes, permet alors d’esthétiser, de transfigurer l’insoutenable et l’indicible pour le rendre présentable 10. L’art possède ce fabuleux pouvoir de transmuer des émotions pénibles en sentiment de plaisir et de curiosité. Nous serions bien affligés si nous voyions de nos propres yeux l’abominable, mais son imitation reste supportable tant qu’elle est artificielle et ne dépeint qu’une poétisation de la réalité, sans conséquence sur notre unité psychique et corporelle.
L’horreur et la représentation

Plutôt que vous parler du sujet tarte à la crème du potentiel pouvoir sidérant des images, telle Méduse qui pétrifie celui qui ose la regarder, il me semble plus judicieux d’essayer de comprendre ce que nous recherchons dans les images d’horreur. C’est là où le concept de la crainte de l’effondrement, développé par Winnicott, me semble à propos. Winnicott a observé chez certains de ses patients présentant un fonctionnement limite « un état de choses impensable » à l’origine de l’organisation d’une défense. Il présente sa réflexion de la manière suivante : « la crainte de l’effondrement peut être la crainte d’un événement du passé qui n’a pas encore été éprouvé. […] Cette chose du passé n’a pas encore eu lieu, parce que le patient n’était pas là pour que ça ait lieu en lui.11 » En d’autres mots, l’évènement n’a pu être élaboré et traduit psychiquement par le sujet, parce qu’il est l’éprouvé de l’impensable défaillance d’un environnement dont il dépend. Cette expérience cataclysmique plonge l’enfant dans un vécu d’agonie primitive qui se caractérise par des vécus impensables. Selon Winnicott, l’agonie primitive serait bien au-delà de l’angoisse car elle confronte le sujet à l’expérience d’une mort psychique, à un vécu de désintégration, à une chute sans fin, à une perte du sentiment de réalité mais aussi du sentiment d’habiter son propre corps. Pour assurer sa survie psychique, l’enfant a recours au clivage, un processus de défense qui est une stratégie de survie face aux traumatismes. Le Moi de l’enfant se coupe, se déchire en deux, entre une partie représenté et une partie non représentable12. Mais même s’il se soustrait de l’expérience pour se protéger de la désorganisation, cela n’empêche pas que l’évènement s’inscrit dans sa chair et sa psyché, marquées de plaies béantes, de gouffre sans fond, de blanc dans la pensée, et de cicatrices suintantes.
Cet événement qui n’a pas pu s’inscrire reste en attente d’être éprouvé par le Moi. C’est là où l’analyse permet à cette expérience de se réactualiser dans la relation transférentielle, cette fois en présence de quelqu’un qui sera en mesure de lui porter secours, de l’aider à « trouver/créer la possibilité de s’approprier enfin ce qui est resté sans intégration dans la personnalité.13» La reviviscence du désastre en séance met alors à nu un Moi désemparé, blessé, débordé, plongé dans une détresse absolue. Selon Winnicott, faire l’épreuve de cette expérience du passé dans le hic et nunc de la séance est l’équivalent de la remémoration et de la levée de refoulement qui survient dans l’analyse des patients névrosés.
Pour illustrer le vécu d’une agonie primitive, Rojas-Urrego reprend l’autobiographie du cinéaste Ingmar Bergman qui décrit avec une justesse incroyable la crainte de l’effondrement et le vécu d’angoisse sans nom. Il écrit : « Parfois, au fond de la mine, j’entends un hurlement dément, seul son écho m’atteint, il me frappe sans m’avertir. Un enfant qui hurle sans retenue, enfermé à jamais. […] Et pourtant, je tombe, je tombe et je traverse l’abîme de la vie sans pouvoir me raccrocher à rien. Cet abîme est un fait. De plus, c’est un abîme qui n’a pas de fond, on ne se tue même pas en s’écrasant sur un rocher ou un miroir d’eau tout au fond. Mère, j’appelle, je crie après mère comme j’ai toujours appelé (…) Je ne sais pas, je ne sais rien. Que traversons-nous ensemble ? Nous ne nous en sortirons pas (…) j’entends quelqu’un qui hurle, peut-être est-ce moi.13 »
Rojas-Urrego souligne que différents éléments des agonies primitives sont contenus dans cet énoncé : la crainte du potentiel retour de la catastrophe déjà vécue, la chute sans fin et sans fond, l’absence de soutien et de prise, le vécu d’agonie sans fin, la douleur et la souffrance qui peinent à être reconnu comme étant celle du sujet, et enfin, l’appel qui reste sans réponse, qui ne fait retour que sous la forme d’un écho.14
Il me semble que les concepts d’agonie primitive et de crainte de l’effondrement de Winnicott peuvent être appliqué aux images d’horreur qui viennent représenter quelque chose d’une angoisse innommable que le sujet a peut-être déjà éprouvée auparavant sans être en mesure de la symboliser ou de la penser. Dans la sécurité de la fiction, il y a aurait un dialogue possible, une rencontre entre quelque chose d’enfoui et quelque chose qui se montre à nous – tel un mort-vivant extirpant son corps décharné du sol, ce que l’on avait oublié, ce que l’on pensait mort et enterré à tout jamais, surgit tout à coup dans le réel.
Le jeu vidéo d’horreur est alors une double occasion, d’une part il prête son imaginaire à celui en quête de représentation et puis se figurer quelque chose en panne de symbolisation, d’autre part il permet au joueur de dédramatiser l’expérience et les vécus qui s’y rattachent. Mais cette rencontre avec l’horreur peut aussi échouer, et basculer dans la sidération qui provoque une pétrification de l’appareil psychique, qui ne peut plus se défendre face à un trop-plein d’excitation. L’horreur joue avec les limites, ou plutôt nos limites.
En guise de conclusion
En nous reconnectant avec d’ancien vécu d’angoisse ou d’agonie, la fiction d’horreur peut être l’occasion de donner une représentation aux émotions hybrides et aux multiples états du corps. Par une mise en forme esthétique de la vie fantasmatique et pulsionnelle, l’horreur lève le voile sur ce qui résiste, sur ce qui peine à se mettre en mots ou en images.
« Nous nous réfugions dans des terreurs pour de faux afin d’éviter que les vraies nous terrassent, nous gèlent sur place et nous empêchent de mener notre vie quotidienne. »
Stephen King, Anatomie de l’horreur, 2018
Bibliographie
1. Kristeva. (1983). Pouvoir de l’horreur. Paris, Seuil, p9
2. Schaeffer, J-M. (1999). Pourquoi la Fiction ?, Paris, Seuil, p22.
3. Ray, J-C. (2018) Les systèmes de la peur : approche transmédiatique de l’horreur dans la littérature et le jeu vidéo. Littératures. Université Sorbonne Paris Cité ; Université de Montréal, p12.
4. Perron, B. (2016, 15 mars). Jeux vidéo d’épouvante : concevoir la peur vidéoludique. [Vidéo]. YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=JpITnRPZ2U4&list=LL&index=2
5. Arsenault, D. (2010). Introduction à la pragmatique des effets génériques : l’horreur dans tous ses états. Loading… Journal of the Canadian Game Studies Organization, 4 (6), Special Issue : Thinking After Dark : Welcome to the World of Horror Video Games, p6.
6. Baychelier, G. (2014). Jeux vidéo horrifiques et artialisation des émotions extrêmes. Nouvelle revue d’esthétique, 14, p83.
7. Perron, B. (2006). Jeu vidéo et émotions, in Le game design de jeux vidéo. Approches de l’expression vidéoludique. Paris: L’Harmattan, 347-366.
8. Bonitzer, P. (1982). Le champ aveugle. Essais sur le cinéma. Paris : Cahier du cinéma. p.96
9. Aujaleu, É. (2015). La beauté de l’horreur ou la question de l’esthétisation du négatif. L’enseignement philosophique, 65A, 39.
10. Ibid, p40.
11. Winnicott, D. (1989). La crainte de l’effondrement » in La Crainte de l’effondre ment et autres situations cliniques. Paris, Gallimard, 2000, 205-216
12. Rojas-Urrego, A. (2015). Agonies primitives et clivages. Le Carnet PSY, 189, 26.
13. Bergman, I. (1987) Laterna magica. Paris, Gallimard, Folio, 2001, p.64
14. Rojas-Urrego, A. (2015). Agonies primitives et clivages. Le Carnet PSY, 189, p28.
15. Martin-Lavaud, V. (2009). Le monstre dans la vie psychique de l’enfant. Toulouse : Érès.