Bion conçoit l’activité onirique (dreaming) comme un travail psychique inconscient de transformation de l’expérience sensorielle et émotionnelle. Ce processus est continuellement à l’œuvre, que nous soyons éveillées ou endormis, « un peu comme les étoiles qui ne cessent d’émettre leur lumière même si l’éblouissement du soleil les rend invisibles »1. De là, Bion fait du rêve le synonyme de pensée inconsciente, et développe l’idée que les rêves contiennent des fragments d’éléments impensés et impensables que la personne ne peut rêver.
L’expérience analytique créée un espace onirique potentiel qui permet au patient d’acquérir la capacité de « rêver d’expériences émotionnelles demeurées jusque-là inrêvables »1, ses rêves inrêvés ou interrompus. En partant de sensations, d’affects, de pensées et d’images, les rêveries du patient et de l’analyste prennent corps dans des récits qui sont le fruit de la rencontre entre deux subjectivités engagées dans une activité de conarration. Aussi personnelles que nos rêveries paraissent, il est trompeur de les considérer comme nos créations personnelles, car elles sont créées conjointement par l’analyste et le patient ; elles sont « le produit d’une dialectique engendrée par/entre les subjectivités séparées de l’analyste et de l’analysant au sein de la situation analytique »2. Ces coconstructions intersubjectives inconscientes3 se composent de formes symboliques et proto-symboliques données à l’expérience non articulée de l’analyste ; ce sont toutes ces pensées, ces émotions, ces perceptions fugaces, ces images qui nous viennent à l’esprit, et qui sont autant de témoins « de ce qui est à un niveau inconscient dans la relation analytique »4. Ce peut-être aussi nos propres défenses, nos ruminations, nos distractions, ces moments où nous nous échappons quelques instants dans nos pensées. Bien que nous ayons l’impression de ne plus être à l’écoute des communications du patient, tout ce que nous vivons dans l’expérience analytique de l’enchevêtrement des rêveries de la dyade analytique peut être mis au service de la compréhension de ce que le patient éprouve de façon consciente et inconsciente. C’est pourquoi nous ne devrions jamais écarter aucune rêverie sous prétexte qu’elle est de notre cru ou qu’elle ne serait que le « reflet de nos propres conflits non résolus, de notre désarroi concernant des événements de notre vie (quelque réalité et importance ces événements puissent avoir), de notre état de fatigue, de notre tendance à être absorbés par nous-mêmes »5.
Je rejoins Ogden quand il dit que « la rêverie est une boussole émotionnelle sur laquelle [nous pouvons] beaucoup compter (mais [qu’on] ne peut pas lire clairement) pour [s]’orienter dans la situation analytique »6. Comme le rêve, il existe une pluralité de sens et de significations à nos rêveries. Elles génèrent davantage des émotions et des sensations, en premier lieu insaisissable, plutôt qu’une compréhension éclairante de ce qu’il se passe à un niveau inconscient dans la relation analytique. Elles donnent des indices, des repères, une idée sur ce qu’il se joue à cet instant précis de la séance. Mais là où je ne suis pas tout à fait en accord avec Ogden, c’est lorsqu’il affirme que nous devons garder en tête que lorsque l’analyste participe au rêve du patient, en fin de compte, il demeure toujours le rêve du patient. Je pense plutôt, comme le souligne Ferro, que le rêve est enrichi et soutenu par la vie fantasmatique, l’implication subjective et la créativité de l’analyste. En partant de l’idée que la rêverie de l’analyste inspire et suggère l’interprétation, ou plutôt la construction qu’il va proposer au patient7, ce n’est pas important de savoir à qui appartient le rêve, d’autant plus que l’analyste livre rarement ses rêveries en l’état, c’est-à-dire sans avoir opéré en amont un travail de transformation, de traduction et d’organisation de son expérience émotionnelle pour la formuler en une communication pertinente qu’il peut désormais partager au patient.
Ce travail de transformation se fait aussi au niveau de l’écoute analytique, qui selon Ferro, suppose une déconstruction narrative, une transformation en rêve qui nous invite à écouter chaque récit du patient comme s’il était précédé d’un « j’ai fait un rêve… ». En appliquant ce filtre magique, nous mettons entre parenthèses le caractère réel et historique de ce que nous communique le patient pour ouvrir notre esprit vers une étendue infinie d’interprétations et de significations nouvelles. Cette re-rêverie du récit implique également d’envisager « chaque communication singulière comme une narration de ce qui, dans le cabinet analytique, prend vie entre la pensée du patient et celle de l’analyste. Cela entraîne à co-créer des rêves qui éclairent l’échange réciproque : personnages-faits-narrations qui […] sont déconstruits, déconcrétisés, re-rêvés, dans le but de développer des outils pour penser »8. Un même récit peut alors être déconstruit selon diverses modalités narratives : l’histoire (les faits tels qu’ils ont eu lieu), le monde interne du patient, la relation transférentielle, l’ouverture vers le champ analytique, etc.
Penser/rêver ensemble l’expérience du patient permet « d’alphabêtiser » ses impressions sensorielles et émotionnelles brutes sous la forme d’images puis de récits, à mi-chemin entre une trace non symbolisables et une première forme narrative, qui pourra être reliée ensemble pour former les pensées oniriques de la veille ou pensées du rêve. Avec Bion, on passe donc d’un travail analytique centré sur l’analyse des contenus psychiques refoulés ou clivés, à un travail d’acquisition et de développement des fonctions permettant de contenir, de métaboliser et de transformer en image et en dérivés narratifs des expériences sensorielles et émotionnelles, sans que celles-ci s’accumulent au point d’entraîner de la souffrance ou n’aboutissent à la création de symptôme.
Ensemble, nous construisons avec le patient des scénarios, des histoires, des récits, des mythes, qui auparavant n’étaient pas pensables ou mis en images – peut-être n’existaient ils même pas. C’est là toute la créativité du travail analytique qui est à réinventer avec chaque patient où nous devons trouver/créer un langage singulier et une façon d’être ensemble qui sera propre au couple analytique9. Cette façon de s’accorder avec le patient nous ramène aux premiers temps de la vie, le temps où l’enfant avait besoin d’un autre appareil psychique pour rêver et penser sa propre expérience. C’est dans un jeu de projections et d’introjections que les angoisses et les impressions sensorielles brutes sont évacuées dans l’appareil psychique d’un autre qui va les accueillir, les transformer par l’action du travail onirique inconscient de sa propre fonction alpha en des éléments désaturés (éléments alpha), puis les restituer sous une forme qui peut être assimilé et qui contient en filigrane « le mode d’emploi » pour opérer cette digestion de contenus non métabolisés, pour que, à son tour, l’enfant puisse développer sa propre fonction alpha.
Avec le modèle théorique de Bion, nous pouvons alors penser la pathologie psychique et la formation de symptômes comme la conséquence d’une carence ou d’une absence de fonction alpha (celle du sujet lui-même ou celle prêté par un tiers), et qui, de fait, entrave la transformation des données sensorielles brutes en des unités d’expériences signifiantes, susceptibles d’être rêvées, reliées et associées entres elles. En d’autres termes, l’individu ne peut pas rêver, c’est-à-dire former les pensées inconscientes du rêve et utiliser son expérience sensorielle et émotionnelle pour créer les pensées oniriques de veille. C’est comme si l’individu ne pouvait « ni dormir ni s’éveiller », il reste piégé dans un monde gelé où il est incapable de distinguer le sommeil et l’éveil, la perception et l’hallucination, la réalité extérieure et la réalité interne10.
À partir des conceptualisations de Bion, Ogden développe l’idée originale que l’on peut utiliser la métaphore du rêve pour penser deux types de fonctionnement psychique. D’après l’auteur, le symptôme est l’expression d’un rêve inrêvé qui peut prendre la forme métaphorique du cauchemar ou de la terreur nocturne11. En effet, Ogden remarque au sein de sa clinique que c’est comme si certains patients souffraient de cauchemar, c’est-à-dire qu’ils ont mené le travail du rêve jusqu’à un point où les pensées du rêve deviennent si effrayantes qu’elles interrompent tout travail psychique de l’activité onirique du sommeil et de la vie éveillée inconsciente – tandis que d’autres se trouvent dans un état proche de la terreur nocturne, un sommeil sans rêve formé d’éléments bêta. Tout comme l’affirmait Bion, ces patients sont en quelque sorte incapable de rêver. C’est donc en passant par le psychisme d’un co-rêveur, celui de l’analyste, que le sujet va pouvoir rêver ses rêves non rêvés ou interrompus.
Toutefois, il y a des moments dans l’analyse où le patient ne parvient pas à se laisser aller à rêver et associer en séance. Son silence ou sa difficulté à (nous) parler nous invite à trouver d’autres façon d’aller à sa rencontre et de communiquer, comme le parler-rêver, expression que nous devons à Ogden, qui prend l’apparence d’une conversation ordinaire dans la mesure où le patient et l’analyste partagent leurs impressions sur un livre, un film, une anecdote, un fait divers, etc. Ces conversations sont de belles occasions pour aller à la rencontre des patients et d’avoir des échanges plus vivants dans la mesure où ils ne seront pas interrompus par des interprétations trop saturées. Cette forme d’interaction plus naturelle et spontanée convient bien mieux à certains patients pour qui la neutralité et la réserve de l’analyste, attitude préconisée par la technique classique, est vécue comme de l’indifférence ou un manque de bienveillance. Pour Ferenczi, l’insensibilité de l’analyste, qu’il n’hésite pas à qualifier d’hypocrisie professionnelle, a des effets non négligeables sur le processus analytique. Selon lui, un cramponnement rigide à la technique et à une position fondée sur l’orthodoxie freudienne ne profite nullement au patient, mais vise, en premier lieu, à protéger l’analyste des turbulences émotionnelles qui jaillissent dans la relation. L’analyste doit donc trouver un certain équilibre entre une présence en retrait (et non un retrait de présence) et une attitude bienveillante, car, si cette dernière vient à manquer, « [le patient] se trouve seul et abandonné dans la plus profonde détresse, c’est-à-dire justement dans la même situation insupportable qui, à un certain moment, l’a conduit au clivage psychique, et finalement à la maladie. Il n’est pas étonnant que le patient ne puisse faire autrement que de répéter exactement, comme lors de l’installation de la maladie, la formation des symptômes déclenchés par commotion psychique »12. Pour qu’une transformation psychique puisse s’opérer, il est donc essentiel d’établir un contraste entre le « présent et un passé insupportable et traumatogène »13.
Les patients ne cherchent pas à rencontrer un analyste mort-vivant ou une machine analytique qui n’intervient que pour interpréter. Il me semble qu’ils cherchent avant tout à se sentir lié et compris par un être sensible, sincère, soutenant et faisant preuve de tact, c’est-à-dire, qui soit en mesure « de savoir quand et comment [il] communique quelque chose à l’analysé, quand [il] peut déclarer que le matériel fourni est suffisant pour en tirer des conclusions ; dans quelle forme la communication doit être le cas échéant habillée ; comment [il] peut réagir à une réaction inattendue ou déconcertante du patient ; quand [il] doit se taire et attendre d’autres associations ; et à quel moment le silence est une torture inutile pour le patient, etc. »14.
Avant d’être une activité d’interprétation, l’analyse est une expérience relationnelle. Il est donc inévitable que les patients cherchent à se rapprocher de leur analyste, allant jusqu’à saisir quelque chose de sa subjectivité15. « Les patients perçoivent avec beaucoup de finesse les souhaits, les tendances, les humeurs, les sympathies et antipathies de l’analyste, même lorsque celui-ci en est totalement inconscient lui-même. Au lieu de contredire l’analyste, de l’accuser de défaillance ou de commettre des erreurs, les patients s’identifient à lui »16. En d’autres mots, il revient à l’analyste d’interroger ses propres résistances et à admettre ses erreurs pour reconnaître les critiques refoulées ou réprimées qui lui sont adressées.
C’est sur ces mots que je conclus cet article, qui j’espère, éveillera votre curiosité pour découvrir ces fabuleux auteurs. La lecture de leurs travaux a été pour moi source d’inspiration pour penser une psychanalyse créative, qui se réinvente à chaque séance et avec chaque patient, pour arpenter ensemble, les chemins du rêve et de la narrativité.
Bibliographie
[1] Ogden, T. (2022). Rêver la séance d’analyse. Vers une nouvelle sensibilité analytique, le vivant (et le mort) dans le cabinet d’analyse. Les Éditions Ithaque, 107.
[1] Ogden, T. (2020). Redécouvrir la psychanalyse, Penser et rêver, apprendre et oublier. Les Éditions Ithaque, 27.
[2] Ogden, T. (2005). Le tiers analytique : les implications pour la théorie et la technique psychanalytique. Revue française de psychanalyse, 69, 752.
[3] Ogden, T. (1997). Reverie and interpretation. The Psychoanalytic Quarterly, 66(4), 567–595.
[4] Ogden, T. (2012). Cet art qu’est la psychanalyse. Rêver des rêves inrêvés et des cris interrompus. Les Éditions Ithaque, 147.
[5] Ogden, T. (1997). Reverie and interpretation. The Psychoanalytic Quarterly, 66(4), 570.
[6] ibid, 571.
[7] Ferro, A. (2019). Les viscères de l’âme. Alphabet des émotions et narrativité. Les Éditions Ithaque. 41.
[8] Ferro, A. (2016). Rêve et transformations oniriques. Le Coq-héron, 225, 112.
[9] Ogden, T. (2008). Parler-rêver. L’Année psychanalytique internationale, 117-131
[10] Ogden, T. (2012). Cet art qu’est la psychanalyse. Rêver des rêves inrêvés et des cris interrompus. Les Éditions Ithaque, 23.
[11] ibid, 26-27.
[12] Ferenczi. S. (1932). Confusion de langue entre les adultes et la enfant. Le langage de la tendresse et de la passion, in Psychanalyse IV, Œuvres complètes, (1982). Payot.
[13] ibid.
[14] Ferenczi, S. (1928). Élasticité de la technique psychanalytique, in Psychanalyse IV, Œuvres complètes, Payot, 1982
[15] Aron, L. (1991). The patient’s experience of the analyst’s subjectivity. Psychoanalytic Dialogues, 1(1), 29–51.
[16] Ferenczi. S. (1932). Confusion de langue entre les adultes et la enfant. Le langage de la tendresse et de la passion, in Psychanalyse IV, Œuvres complètes, (1982). Payot.